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Solomon Northup : Travail dominical

07/12/2013

« Il est de coutume en Louisiane, comme je suppose dans les autres États esclavagistes, d’autoriser les esclaves à conserver tout salaire obtenu pour un travail accompli le dimanche. C’est leur unique moyen de s’offrir des articles de luxe ou de simple nécessité. Lorsqu’un esclave, acheté dans le Sud ou kidnappé dans le Nord, est amené dans une cabane de Bayou Bœuf, on ne lui donne ni couteau, ni fourchette, ni vaisselle, ni bouilloire, ni pots, ni meubles d’aucune sorte. Il reçoit une couverture avant son arrivée et, une fois qu’il s’en est enveloppé, il a le choix entre dormir debout et s’allonger à même le sol ou sur une planche, si toutefois elle n’est d’aucun usage à son maître. Il est entièrement libre de ramasser une coloquinte pour y conserver ses repas, ou de manger son maïs directement sur l’épi, selon son bon plaisir. S’il osait demander à son maître un couteau, une casserole ou un ustensile quelconque, il se ferait frapper ou rire au nez. Les articles indispensables que l’on trouve dans les cabanes des esclaves ont tous été achetés avec de l’argent gagné le dimanche. Même si la morale s’en trouve offensée, c’est une bénédiction pour les esclaves d’avoir le droit de rompre le sabbat. Ils n’auraient sans cela aucun moyen de se procurer des ustensiles, indispensables pour qui doit cuisiner.

Sur les plantations de canne à sucre, au moment de la récolte, on ne fait plus de distinction entre les jours de la semaine.  Il va de soi que tout le monde doit travailler le dimanche, et il est admis que ceux qui louaient leurs services, comme je le faisais auprès du juge Turner ou d’autres personnes les années suivantes, seront rémunérés pour cette tâche. Cette charge de travail supplémentaire est aussi de mise au plus fort de la saison du coton. Les esclaves peuvent ainsi souvent gagner suffisamment d’argent pour s’offrir un couteau, une bouilloire ou du tabac, par exemple. Les femmes, délaissant ce dernier luxe, préfèrent dépenser leur maigre cagnotte en rubans de couleurs vives, dont elles pareront leurs cheveux pendant la saison des fêtes.

Je suis resté à St. Mary jusqu’au premier jour de janvier. Mes gains dominicaux se montaient alors à dix dollars. La fortune continua de me sourire, grâce à mon violon, mon compagnon fidèle, source de profit et de consolation pendant mes années de servitude. Une grande assemblée de Blancs s’était réunie chez Monsieur Yarney, à Centreville, un hameau voisin de la plantation de Turner. J’étais chargé de jouer pour eux et les joyeux convives furent si ravis de ma musique qu’ils me donnèrent une contribution de dix-sept dollars.

Lorsque j’eus cette somme en ma possession, mes compagnons me prirent pour un millionnaire. J’avais grand plaisir à l’admirer – à la compter et recompter jour après jour. Je voyais défiler en imagination des meubles pour ma cabane, des seaux à eau, des canifs, de nouvelles chaussures, des manteaux et des chapeaux, au milieu desquels s’élevait, triomphale, la certitude que j’étais le « négro » le plus riche de Bayou Bœuf. »

Solomon Northup, Twelve Years a Slave : Narrative of Solomon Northup, a Citizen of New-York, Kidnapped in Washington City in 1841, and Rescued in 1853, Auburn (N.Y.), Derby and Miller, 1853, p. 194-196. Traduction française Hélène Tronc. Tous droits réservés.

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