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Lunsford Lane : Heures supplémentaires

05/04/2011

« Lorsque je dus travailler, je découvris ce qui me différenciait des enfants blancs de mon maître. Ils se mirent à me donner des ordres à tout propos, encouragés par leurs parents. Je vis aussi qu’ils avaient appris à lire alors qu’il m’était interdit d’avoir un livre entre les mains. Avoir en sa possession un texte, manuscrit ou imprimé, était considéré comme un délit. En outre, je vivais avec la peur d’être vendu loin de ceux qui m’étaient chers et emmené dans le Sud profond. J’avais appris que ma condition d’esclave m’exposait à ce malheur suprême (pour nous) et j’en connaissais, dans des situations semblables à la mienne, qui avaient été vendus au loin. J’avais peu d’amis – d’autant plus chers qu’ils étaient rares – et les quitter pour toujours me semblait aussi douloureux que me faire arracher le cœur ; la possibilité d’être emmené dans le Sud profond m’effrayait infiniment plus que la mort. Je me résignais aussi mal à ne jamais agir selon ma propre volonté et à rester soumis au contrôle d’autrui tant que je vivrais. Tout concourrait à me faire désormais sentir ce qui n’était jusque-là que des mots : j’étais un esclave. Ce sentiment puissant se nourrissait sur mon cœur comme un vers immortel. Je n’entrevoyais aucun espoir de changement à l’avenir, mais élaborais malgré tout des plans pour devenir libre, jour après jour et nuit après nuit.

Un jour où je me trouvais dans cet état d’esprit, mon père me donna un petit panier de pêches. Je les vendis pour trente cents. C’était le premier argent que je touchais de ma vie. Je gagnai ensuite des billes, que je revendis pour soixante cents. Quelques semaines plus tard, M. Hog, de Fayetteville, rendit visite à mon maître et me donna un dollar. Puis M. Bennahan, du comté d’Orange, me donna lui aussi un dollar, et l’un des fils de mon maître cinquante cents. Ces sommes et l’espoir qu’elles firent naître en moi de pouvoir un jour acheter ma liberté me firent souhaiter avoir de l’argent ; je n’eus plus qu’une idée en tête : inventer des moyens d’en gagner. La nuit, je m’éclipsais avec ma hache et coupais du bois pour vingt-cinq cents, évitant de peu les coups de fouet le lendemain. Je persévérai jusqu’à posséder vingt dollars. Je me mis alors à penser sérieusement à la possibilité de me racheter moi-même et, porté par cet espoir, m’activai de tous côtés, travaillant jusqu’au cœur de la nuit, après la longue et épuisante journée de travail pour mon maître. Je pus réunir ainsi cent dollars. Je gardais cet argent dans un endroit secret et le changeais sans cesse de cachette, sans jamais l’en sortir de peur de le perdre.

J’eus ensuite une idée qui se révéla très bénéfique. Mon père inventa une nouvelle manière de préparer le tabac à fumer, différente de toutes celles utilisées auparavant et depuis. Elle avait le double avantage de donner au tabac un goût particulièrement plaisant et de me permettre de fabriquer un bon produit à partir d’une matière très quelconque. J’améliorai un peu sa méthode et me mis à fabriquer ce tabac, en effectuant, comme je l’ai déjà dit, tout mon travail de nuit. J’emballais le tabac que je préparais dans des paquets d’environ un quart de livre chacun et les vendais pour quinze cents. Il ne pouvait se fumer sans pipe et, comme il avait un goût très agréable, j’eus l’idée de fabriquer une pipe qui refroidirait la fumée au passage, pour satisfaire ceux qui préfèrent la fumée à la chaleur. J’utilisai pour cela un roseau qui pousse en abondance dans cette région ; je l’évidai à l’aide d’un fil de fer chauffé, avant de le polir et d’attacher une pipe en argile à l’une des extrémités, pour que la fumée refroidisse en passant dans la tige, comme le whisky ou le rhum dans le serpentin de l’alambic. Je vendais ces pipes dix cents l’unité. Je vendais mon tabac et mes pipes pendant la première partie de la nuit et les fabriquais pendant la seconde. Lorsque l’Assemblée se réunissait à Raleigh, chaque année, j’en vendais beaucoup aux députés, si bien que j’acquis non seulement dans la ville mais dans de nombreuses parties de l’État une renommée de tabagiste. »

Lunsford Lane, The Narrative of Lunsford Lane, Formerly of Raleigh, N.C. Published by Himself, Boston, 1842, p. 7-10. Traduction française Hélène Tronc. Tous droits réservés.

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