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Ottobah Cugoano : Expédié aux Antilles

19/07/2011

« Pendant plusieurs jours, notre terre natale resta en vue mais je ne pus trouver aucune personne de confiance pour transmettre des informations à Accasa, près d’Agimaque. Et lorsque nous finîmes par nous éloigner de la côte, la mort devint préférable à la vie ; nous élaborâmes un plan pour brûler et faire sauter le navire et périr tous dans les flammes mais nous fûmes trahis par l’une de nos compatriotes, qui coucha avec certains chefs du navire, ces sales marins crasseux ayant l’habitude de prendre des femmes africaines et de s’étendre sur elles, tandis que les hommes étaient enchaînés et enfermés dans des trous. Ce sont les femmes et les enfants qui devaient brûler le vaisseau, encouragés par les captifs gémissants. L’opération fut déjouée mais la découverte de notre plan donna lieu à une scène non moins cruelle et sanglante.

Il est inutile de décrire toutes les horribles scènes dont nous fûmes témoins au cours de cette terrible captivité, puisque le sort de milliers d’autres qui ont souffert de ce trafic infernal est bien connu. Disons seulement que je fus perdu pour mes chers parents et amis et eux pour moi. J’avais pour seules ressources mes cris et mes larmes, secours inefficaces et fragiles, d’autant qu’un malheur et un effroi chassent vite l’autre. J’étais né dans un état d’innocence et de liberté et, par des moyens barbares et cruels, je fus réduit à un état d’horrible servitude et à une solitude plus facile à concevoir qu’à décrire. Les pensées funestes qui m’habitèrent du moment où je fus kidnappé et conduit dans une factorerie jusqu’à mon arrivée et à mon séjour à la Grenade par ce commerce brutal hantent toujours mon cœur, même si mes peurs et mes larmes ont depuis longtemps disparu. Il m’est toutefois douloureux de penser que des milliers d’autres ont enduré des souffrances similaires ou supérieures aux mains de voleurs barbares et de tyrans, et qu’aujourd’hui encore beaucoup endurent des peines et malheurs qu’aucune langue ne saurait décrire. Les cris de certains de ces hommes et leur misère sont visibles et audibles de loin mais les gémissements profonds des milliers d’esclaves accablés par l’oppression qu’ils subissent, ainsi que le poids de leurs maux et de leurs tourments ne sont distinctement perceptibles que par Jéhovah Sabaoth.

Le Seigneur des armées, dans sa grande providence et par pitié pour moi, a permis que je m’échappe de la Grenade. Être réduit pendant huit ou neuf mois à cette captivité et à cette servitude horribles, sans espoir de libération, assister à des scènes de la plus extrême cruauté, et voir mes misérables compagnons se faire cruellement fouetter et, littéralement, réduire en pièces pour les fautes les plus bénignes me faisaient souvent trembler et pleurer mais je m’en suis tiré mieux que beaucoup d’autres. Ceux qui avaient mangé un morceau de canne à sucre risquaient d’être violemment fouettés ou frappés au visage, jusqu’à en perdre leurs dents. Certains des plus robustes, régulièrement punis mais endurcis et abêtis par les coups et les flagellations répétés, ou affaiblis et poussés par la faim et la fatigue, commettaient souvent ce genre de délit et, s’ils étaient pris, subissaient des châtiments exemplaires. Certains m’ont raconté qu’on leur avait arraché les dents, pour les empêcher de manger de la canne à sucre à l’avenir et dissuader les autres. La vue de mes compagnons et semblables dans cette pitoyable, malheureuse et terrible condition, avec toute la bassesse brutale et la barbarie qui l’accompagnaient, ne pouvait que me remplir d’horreur et d’indignation. Je dois reconnaître, pour la plus grande honte de mes compatriotes, que j’ai d’abord été kidnappé et trahi par mes semblables, qui furent la cause de mon exil et de ma servitude. Mais sans acheteurs il n’y aurait pas de vendeurs. Pour autant que je me souvienne, certains Africains de mon pays possèdent des esclaves, qu’ils obtiennent à la guerre ou en remboursement de dettes. Mais ces esclaves sont bien nourris, soignés et traités, leur habit variant selon la région. Je peux affirmer avec certitude que la pauvreté et la misère que les habitants d’Afrique endurent aux mains de leurs semblables sont bien moindres que la misère inhospitalière qu’ils supportent aux Antilles, où leurs commandeurs au cœur insensible n’ont aucun égard pour les lois de Dieu ni pour la vie de leurs frères humains.

Grâce à Dieu, j’ai pu fuir la Grenade et cet horrible et brutal esclavage. Un gentilhomme qui se rendait en Angleterre me prit comme serviteur et m’y emmena, de sorte que ma situation s’améliora. Arrivé dans ce pays et voyant des gens lire et écrire, je fus pris du désir d’apprendre et, avec l’aide que je pus trouver, m’efforçai d’apprendre la lecture et l’écriture, qui me procurèrent bientôt divertissement, plaisir et émerveillement ; lorsque mon maître vit que je commençais à écrire, il m’envoya étudier dans une vraie école. Depuis, j’ai cherché à améliorer mon esprit par la lecture et à apprendre tout ce que je pouvais, dans ma situation, sur mes frères et semblables, et sur la misérable condition de ceux qui sont vendus en esclavage de manière barbare et illégalement asservis. »

Ottobah Cugoano, Narrative of the Enslavement of Ottobah Cugoano, a Native of Africa ; Published by Himself in the Year 1787, Londres, 1825, p. 124-127. Traduction française Hélène Tronc. Tous droits réservés.

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