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Moses Roper : Un enfant trop blanc

22/06/2010

« Je suis né en Caroline du Nord, dans le comté de Caswell, mais je ne peux préciser ni l’année ni le mois. Ce que je vais maintenant relater est ce que m’ont rapporté ma mère et ma grand-mère. Quelques mois avant ma naissance, mon père, M. Roper, avait épousé la jeune femme qui possédait ma mère. Dès qu’elle apprit ma naissance, cette femme envoya l’une des sœurs de ma mère vérifier si j’étais blanc ou noir. Après m’avoir observé, ma tante courut informer sa maîtresse que j’étais blanc et que je ressemblais beaucoup à M. Roper. Dépitée, l’épouse se saisit d’un gros gourdin et d’un couteau et se précipita là où ma mère était confinée. Elle avait l’intention de me tuer en entrant mais, au moment où elle s’apprêtait à me poignarder, ma grand-mère arriva, s’empara du couteau et me sauva la vie. Si je me souviens bien des récits de ma mère, mon père nous vendit tous les deux dès qu’elle fut remise de ses couches. Je n’ai aucun souvenir notable avant six ou sept ans. Ma mère étant à moitié blanche et mon père un homme blanc, j’étais alors fort blanc moi-même. Quand j’avais six ou sept ans, le vieux maître de ma mère, c’est-à-dire le père de l’épouse de mon père, mourut. Il fallut partager ses esclaves entre tous ses enfants. J’ai déjà mentionné que mon père s’était séparé de moi ; je ne sais pas s’il nous avait échangés, ma mère et moi, contre d’autres esclaves mais il me semble très probable qu’il m’avait donné à un frère ou à une sœur de sa femme car je sais qu’à la mort du vieux maître je vivais chez un certain Durham, de la belle-famille de mon père. Ma mère fut tirée au sort, comme les autres esclaves.

Voici comment sont répartis les esclaves : on inscrit leurs noms sur de petits papiers qu’on met dans une boîte et on procède à un tirage au sort. Il me semble que ma mère échut à M. Durham, et moi à M. Fowler, si bien que nous fûmes séparés par une immense distance, je ne saurais dire laquelle exactement. Parce que je ressemblais beaucoup à mon père et que j’étais plus blanc que les autres esclaves, on me vendit bientôt à ce qu’on appelle un négrier, qui m’emmena dans les États du Sud, à plusieurs centaines de miles de ma mère. Si mes souvenirs sont justes, j’avais alors six ans. Après avoir voyagé des centaines de miles et vendu la plupart de ses esclaves, M. Michael, le marchand, trouva qu’il ne parvenait pas à bien me négocier (parce que j’étais beaucoup plus blanc que les autres esclaves), malgré des mois d’efforts ; il me laissa donc chez un certain M. Sneed, qui tenait une grande pension et me prit pour servir à table en attendant de me vendre. J’ai dû rester chez lui environ un an, mais il ne réussit pas à me trouver d’acheteur. Quand M. Michael eut vendu tous ses esclaves, il retourna plus au nord et acquit un nouveau lot qu’il emmena vers le sud, tandis qu’il envoyait son beau-fils à Washington, en Géorgie, me récupérer ; celui-ci vint donc me retirer de chez M. Sneed, et nous retrouvâmes son beau-père à Lancaster, où il séjournait avec son lot d’esclaves. Nous y demeurâmes une semaine, parce que le tribunal siégeait et qu’il y avait une foule nombreuse : les circonstances étaient propices à la vente d’esclaves et M. Michael réussit à me céder au docteur Jones, qui était à la fois médecin et planteur de coton. Celui-ci me prit dans sa boutique pour malaxer et mélanger les médicaments ; le travail n’était guère difficile mais je ne l’ai pas conservé longtemps car le docteur m’envoya bientôt dans sa plantation pour que ma peau fonce en brûlant au soleil. Il voulut ensuite me placer chez un tailleur afin que j’apprenne son métier mais, comme tous les ouvriers journaliers étaient des hommes blancs, M. Bryant, le tailleur, ne me permit pas de travailler dans sa boutique ; je ne saurais dire si c’était à cause des préjugés des journaliers, qui refusaient ma présence à leurs côtés, ou si c’est parce que M. Bryant préférait me garder dans la maison et m’assigner des tâches domestiques au lieu de m’apprendre son métier. Quelques mois plus tard, mon maître revint s’enquérir de mes progrès ; j’ignore ce que lui répondit M. Bryant mais il dut lui dire que j’étais incapable d’apprendre ou que ses journaliers refusaient ma présence dans la boutique. De tout mon séjour, je ne fus autorisé à y pénétrer qu’une fois, et pour à peine une heure ou deux, car la femme de M. Bryant m’appela vite pour une autre tâche. Mon maître me reprit donc et décida de profiter de l’expédition d’un chargement de coton à Camden, à quarante miles de là, pour me vendre par la même occasion. Je fus rapidement acheté par un monsieur Allen qui m’échangea aussi vite contre une esclave, pour contenter sa femme. Les marchands qui m’acquirent ensuite s’appelaient Cooper et Linsey ; ils me mirent en vente mais ne trouvèrent pas d’acheteur car on objectait que j’étais trop blanc. Ils m’emmenèrent alors à Fayetteville, en Caroline du Nord, où ils m’échangèrent contre un jeune garçon plus noir que moi. Je partis ensuite chez M. Smith, qui vivait à quelques miles de là.

J’y suis resté presque un an. C’est là que j’ai découvert pour la première fois mon âge. J’avais entre douze et treize ans. Le président Jackson fut alors élu pour la première fois et il est président depuis huit ans, si bien que je dois avoir environ vingt-et-un ans aujourd’hui. Je n’étais qu’un petit garçon mais l’on me vendit à M. Hodge, un négrier. Les épreuves commençaient. »

Moses Roper, A Narrative of the Adventures and Escape of Moses Roper, from American Slavery, Philadelphie, Merrihew & Gunn, 1838, p. 9-13. Trad. française Hélène Tronc. Tous droits réservés.

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