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Frederick Douglass : Lecture et liberté

06/07/2010

« Très peu de temps après mon arrivée chez M. et Mme Auld, cette dernière entreprit très aimablement de m’enseigner l’alphabet. Après quoi, elle m’apprit à épeler des mots de trois ou quatre lettres. J’en étais là de mes progrès lorsque M. Auld découvrit ce qui se passait et interdit sur le champ à Mme Auld de m’instruire davantage en affirmant notamment qu’il était illégal et dangereux d’apprendre à lire à un esclave. Il ajouta ces mots que je cite : « Donnez-en long comme le doigt à un nègre, il en voudra long comme le bras. La seule chose qu’un nègre doit savoir c’est obéir à son maître – faire ce qu’on lui dit de faire. L’instruction gâterait le meilleur nègre du monde. Si vous apprenez à lire à ce nègre (il parlait de moi), il ne sera pas possible de le garder. Cela le rendrait pour toujours inapte à l’esclavage. Il deviendrait aussitôt indocile et perdrait toute valeur pour son maître. Quant à lui-même, l’instruction ne lui serait d’aucun bénéfice et ne pourrait que lui nuire. Elle le rendrait mécontent et malheureux. » Ces paroles pénétrèrent profondément dans mon cœur, y remuèrent des sentiments dormants et firent naître une toute nouvelle suite d’idées. C’était une révélation, neuve et particulière, qui expliquait certaines choses obscures et mystérieuses auxquelles mon jeune esprit s’était attaqué, en vain. Je comprenais désormais ce qui m’était demeuré une insondable énigme : le pouvoir de l’homme blanc à réduire l’homme noir en esclavage. Le succès était beau et j’en fis grand cas. De cet instant, je compris le chemin de l’esclavage à la liberté. C’était justement ce que je cherchais et je l’obtins quand je m’y attendais le moins. Et si la perspective de perdre l’aide de ma bonne maîtresse m’attristait, la leçon inestimable que mon maître m’avait fournie accidentellement me réjouissait. J’étais conscient de la difficulté d’apprendre sans professeur mais, rempli d’espoir et de détermination, je résolus d’apprendre à lire, quel qu’en fût le prix. Le ton très ferme sur lequel M. Auld avait parlé et tenté de faire comprendre à sa femme les conséquences diaboliques de mon instruction servit à me convaincre qu’il était pénétré des vérités qu’il prononçait. Cela m’assura que je pouvais avoir toute confiance dans les effets qui, d’après lui, ne manqueraient pas d’apparaître si j’apprenais à lire. Ce qu’il redoutait par-dessus tout, je le désirais par-dessus tout. Ce qu’il aimait par-dessus tout, je le haïssais par-dessus tout. Ce qui, pour lui, était un grand mal dont il fallait soigneusement se prémunir, devint pour moi un grand bien qu’il fallait rechercher avec diligence ; l’argument invoqué avec tant de passion contre mon apprentissage de la lecture ne servit qu’à m’inspirer le désir et la détermination d’apprendre. Si j’ai appris à lire, je le dois presque autant à l’opposition acharnée de mon maître qu’au secours aimable de ma maîtresse. Je reconnais le bénéfice des deux. »

Frederick Douglass, La vie de Frederick Douglass, esclave américain, écrite par lui-même, tr. fr. Hélène Tronc, Gallimard, coll. « La Bibliothèque », p. 68-69.

Original anglais: Narrative of the Life of Frederick Douglass, an American Slave. Written by Himself, Boston, Anti-Slavery Office, 1845, p. 33-34.

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