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Charles Ball : Vendu à quatre ans

18/08/2010

« Mon grand-père a été amené d’Afrique et vendu comme esclave dans le comté de Calvert, Maryland, vers 1730. Je n’ai jamais su le nom du bateau sur lequel il avait été importé, ni le nom du planteur qui l’avait acheté à son arrivée mais, dans mon enfance, il était esclave dans une famille nommée Mauel, qui habitait près de Leonardtown. Mon père était esclave chez les Hantz, qui vivaient près de là. Ma mère était l’esclave d’un planteur de tabac, un vieil homme qui mourut, pour autant que je me souvienne, lorsque j’avais environ quatre ans, laissant ses biens dans une situation qui rendait nécessaire, je suppose, d’en vendre une partie pour payer ses dettes. Peu après sa mort, plusieurs de ses esclaves furent vendus aux enchères. J’en faisais partie. Ma mère avait plusieurs enfants, mes frères et sœurs, et nous fûmes tous vendus le même jour à différents acheteurs. Nos nouveaux maîtres nous emmenèrent avec eux et je n’ai plus jamais revu ma mère ni aucun de mes frères et sœurs. Cela se passait, je crois, vers 1785. J’ai appris plus tard par mon père que ma mère avait été vendue à un marchand de Géorgie qui l’avait rapidement emmenée loin du Maryland. Ses autres enfants avaient été vendus à des marchands d’esclaves de Caroline et emmenés loin eux aussi, de sorte que j’étais le seul à rester dans le comté de Calvert, avec mon père, dont le propriétaire ne vivait qu’à quelques miles de la résidence de mon nouveau maître. Lors de la vente, j’étais entièrement nu, n’ayant jamais porté de vêtements de ma vie ; mais mon nouveau maître avait apporté un habit d’enfant, qui appartenait à l’un de ses propres enfants ; une fois qu’il m’eut acheté, il me revêtit de cet habit, me fit monter devant lui sur son cheval et se mit en route pour rentrer chez lui ; lorsque ma pauvre mère vit que je la quittais pour toujours, elle me courut après, me fit descendre du cheval et me serra dans ses bras en pleurant bruyamment et amèrement. Mon maître semblait avoir pitié d’elle et tenta d’apaiser son chagrin en lui disant qu’il serait un bon maître et que je ne manquerais de rien. Tout en me tenant dans ses bras, elle se mit à marcher à côté du cheval qui avançait doucement et à implorer instamment mon maître de l’acheter elle aussi ainsi que le reste de la famille afin d’empêcher les marchands d’esclaves de les emmener ; mais tandis qu’elle le suppliait de la sauver avec toute sa famille, le négrier qui l’avait achetée arriva en courant derrière elle, muni d’un fouet. Lorsqu’il parvint à notre hauteur, il lui dit qu’il était désormais son maître et lui ordonna de rendre ce négrillon à son propriétaire et de revenir avec lui.

Ma mère se tourna aussitôt vers lui et s’écria : « Maître, ne me séparez pas de mon enfant ! » Sans lui répondre un mot, il lui assena deux ou trois coups de fouet violents sur les épaules, m’arracha de ses bras, me tendit à mon maître et, la saisissant par un bras, l’entraîna vers l’endroit où avait eu lieu la vente. Mon maître hâta l’allure de son cheval et les cris de ma pauvre mère devinrent de plus en plus indistincts ; ils finirent par s’évanouir au loin et je n’ai plus jamais entendu sa voix. J’étais jeune et l’horreur de cette journée s’imprima si profondément dans mon cœur qu’aujourd’hui encore, un demi-siècle plus tard, la terreur ressentie alors revient à ma mémoire avec une vivacité douloureuse. Effrayé par la vue des cruautés infligées à ma pauvre mère, j’en oubliai ma propre tristesse d’être séparé d’elle et m’accrochai à mon nouveau maître, qui me semblait un ange et un sauveur comparé au démon endurci aux mains duquel elle était tombée. Elle avait été une mère pleine de gentillesse et de bonté ; elle m’avait réchauffé dans son giron les froides nuits d’hiver ; elle avait souvent partagé la maigre ration de nourriture accordée par sa maîtresse entre mes frères, mes sœurs et moi en se couchant sans avoir soupé. Toutes les victuailles qu’elle pouvait se procurer en dehors de la nourriture grossière, du poisson salé et du pain de maïs que l’on accordait aux esclaves le long des rivières Patuxent et Potomac, elle les distribuait soigneusement à ses enfants et nous témoignait toute la tendresse que lui permettait sa misérable condition. Il ne fait aucun doute pour moi qu’elle a été conduite, chaînes aux pieds, en Caroline et que sa misérable et famélique existence s’est achevée dans les rizières marécageuses ou les champs d’indigo du sud.

Mon père ne s’est jamais remis du choc provoqué par la ruine soudaine et complète de sa famille. Il avait toujours été d’un tempérament gai et sociable et, quand il venait nous rendre visite le samedi soir, il nous apportait un petit cadeau, de ceux qu’un esclave peut se procurer, pommes, melons, patates douces, ou, s’il ne trouvait rien d’autre, un peu de maïs desséché, qui avait meilleur goût dans notre cabane parce que c’est lui qui l’avait apporté.

Presque tout le temps que son maître lui accordait avec nous, il le passait à raconter les histoires apprises auprès de ses compagnons ou à chanter les chants rustres chers aux esclaves du Maryland et de Virginie. De ce jour, je ne l’entendis plus jamais rire de bon cœur ni chanter. Son humeur est devenue sombre et morose envers tous hormis moi ; et il passait presque tous ses loisirs avec mon grand-père, qui affirmait avoir des liens de parenté avec une famille royale en Afrique et qui avait été un grand guerrier dans son pays natal. »

Charles Ball, Slavery in the United States: A Narrative of the Life and Adventures of Charles Ball, a Black Man, New York, John S. Taylor, 1837, p. 15-19. Trad. fr Hélène Tronc. Tous droits réservés.

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