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William Wells Brown : Assistant d’un marchand d’esclaves

13/09/2010

« Nul ne peut imaginer ce que je ressentis en apprenant que j’avais été loué à un spéculateur négrier, à ce que les esclaves appellent un «marchand d’âmes». J’ai su par la suite que M. Walker avait offert un bon prix pour m’acquérir mais que mon maître avait refusé de me vendre, sans doute parce que nous étions parents. En entrant au service de M. Walker, je compris que mes chances d’atteindre une terre de liberté s’évanouissaient, du moins pour un temps. Il tenait un groupe d’esclaves prêts à partir pour La Nouvelle-Orléans et nous embarquâmes quelques jours plus tard. Les mots me manquent pour exprimer les sentiments éprouvés ce jour-là. Mon maître m’avait assuré qu’il ne m’avait pas vendu et M. Walker qu’il ne m’avait pas acheté mais je ne les croyais pas ; ce n’est qu’en quittant La Nouvelle-Orléans, au retour, que j’en fus enfin persuadé.

Tous les esclaves, hommes et femmes, étaient gardés dans la plus grande promiscuité, dans une grande salle du pont inférieur, enchaînés deux à deux et constamment surveillés pour éviter les évasions. Il arrivait que des esclaves se libèrent de leurs chaînes et profitent d’une escale pour s’enfuir lors du chargement du bois. Nous avons d’ailleurs perdu une femme, malgré nos efforts. On l’avait arrachée à son mari et à ses enfants et, n’ayant aucun désir de vivre sans eux, l’âme à l’agonie, elle s’est jetée par-dessus bord et s’est noyée. Elle n’était pas enchaînée. Il était presque impossible de garder cette partie du bateau propre.

À l’arrivée à Natchez, les esclaves furent tous conduits dans l’enclos à esclaves, où ils séjournèrent une semaine. Quelques-uns furent vendus. M. Walker nourrissait bien ses esclaves. Nous embarquions à Saint-Louis plusieurs centaines de livres de bacon (de la viande fumée) et de la farine de maïs. Ses esclaves étaient mieux nourris qu’ils ne le sont d’habitude à Natchez, d’après ce que j’ai pu observer.

Après une semaine, nous repartîmes pour La Nouvelle-Orléans, notre destination finale, à deux jours de voyage. Les esclaves y étaient mis dans un enclos où les acheteurs potentiels pouvaient les examiner. L’enclos à esclaves est une petite cour, entourée de bâtiments mesurant quinze à vingt pieds de large, et, sur un côté, d’une grande grille munie de barres de fer. Les esclaves sont enfermés dans les bâtiments la nuit et dans la cour le jour. Les meilleures pièces étaient vendues lors d’une vente privée, les autres emmenées à la salle de vente de l’Exchange Coffee House, dirigée par Isaac L. McCoy, et vendues aux enchères. Après avoir vendu ce lot d’esclaves, nous quittâmes La Nouvelle-Orléans pour Saint-Louis.

Dès notre arrivée à Saint-Louis, j’allai trouver le Dr Young pour l’informer que je ne voulais plus vivre avec M. Walker. La vue de mes semblables que l’on achetait et vendait me rendait malade. Mais le Docteur m’avait loué pour un an et je devais continuer. M. Walker se mit en quête d’un autre groupe d’esclaves. Il acheta un homme au colonel John O’Fallon, qui résidait dans les faubourgs de la ville. Cet esclave avait une femme et trois enfants. Dès que la vente fut conclue, il fut enfermé en prison, par précaution, jusqu’au moment du départ pour La Nouvelle-Orléans. Sa femme tenta de lui rendre visite à plusieurs reprises mais on lui refusa l’entrée à chaque fois.

En huit ou neuf semaines, M. Walker réunit sa cargaison de chair humaine. Elle comprenait plusieurs vieillards, hommes et femmes, dont certains avaient les cheveux blancs. Nous quittâmes Saint-Louis sur le vapeur Carlton qui reliait La Nouvelle-Orléans sous le commandement du capitaine Swan. Avant l’arrivée à Rodney, notre première étape, je devais préparer les vieux esclaves pour le marché. J’avais ordre de raser la barbe des hommes et d’arracher les cheveux blancs ; s’il y en avait trop, M. Walker avait prévu un cirage noir que l’on appliquait avec une brosse à cirage. Je n’avais jamais rien vu de pareil ; cela se passait dans une pièce à l’abri des regards des passagers. M. Walker informait aussi ses esclaves de leur âge et, une fois passés au cirage, ils paraissaient dix ou quinze ans de moins. Je suis convaincu que certains acheteurs étaient dupés.

Nous débarquâmes à Rodney et conduisîmes les esclaves dans un enclos, à l’arrière du village. Quelques-uns furent vendus au cours de ces quatre ou cinq jours, puis nous partîmes à Natchez. Nous arrivâmes en pleine nuit et le lot d’esclaves resta dans un entrepôt jusqu’au matin avant d’être conduit dans un enclos. Dès que les enclos se remplissent, des nuées de planteurs surgissent de toutes parts. Ils étaient avertis de la venue de Walker car celui-ci prenait soin d’annoncer ses dates de passage à Rodney, Natchez et La Nouvelle-Orléans. Ce sont les trois principales villes où il vendait des esclaves.

Lors de mon deuxième séjour à Natchez, j’ai assisté à la flagellation très cruelle d’un esclave. Il appartenait à M. Broadwell, un commerçant du quai. L’esclave s’appelait Lewis. Nous attendions l’arrivée d’un vapeur descendant le fleuve et M. Walker m’avait envoyé sur le débarcadère pour faire le guet et l’avertir de son arrivée. J’entrai dans le magasin pour voir Lewis et demandai à un esclave où il se trouvait. « Lewis est suspendu entre la terre et le ciel », me répondit-il.  Je lui demandai ce qu’il voulait dire. Il me suggéra d’aller voir par moi-même dans l’entrepôt. J’y trouvai Lewis attaché à un poteau, les orteils touchant à peine le sol. Comme nous étions seuls, je lui demandai pourquoi il se trouvait dans cette situation. Il me répondit que M. Broadwell venait de vendre sa femme à un planteur qui vivait à six miles de la ville et qu’il avait voulu lui rendre visite pendant la nuit, sans la permission de son maître, en espérant être rentré avant le lever du jour. La patrouille l’avait attrapé avant qu’il n’atteigne sa femme. Il avait été mis en prison et son maître avait dû payer pour sa capture et son séjour en prison. Voilà pourquoi il était attaché.

Il finissait son histoire lorsque M. Broadwell entra et me demanda ce que je faisais là. Je ne savais pas quoi dire et pendant que je réfléchissais à ma réponse, il me donna un coup de fouet à la tête. L’extrémité me toucha au-dessus de l’œil et s’enfonça profondément dans ma chair. J’en porte toujours la cicatrice. Avant ma visite, Lewis avait déjà reçu cinquante coups de fouet. M. Broadwell lui en donna cinquante de plus après mon départ, comme je l’appris par la suite.

Le lendemain, nous partîmes pour La Nouvelle-Orléans où les esclaves furent enfermés dans le même enclos que la première fois. Avant d’être exposés pour la vente, ils étaient habillés et sortis dans la cour. Ils devaient danser, sauter, chanter ou jouer aux cartes afin d’avoir l’air enjoué et heureux. Je devais veiller à ce qu’ils prennent ces attitudes avant l’arrivée des acheteurs et je les forçais souvent à danser quand leurs joues étaient baignées de larmes. Comme la demande était forte à cette époque, les esclaves furent vendus rapidement et nous repartîmes pour Saint-Louis. »

William Wells Brown, Narrative of William W. Brown, a Fugitive Slave. Written by Himself, Boston, The Anti-slavery Office, 1847, p. 42-46. Trad. fr. Hélène Tronc. Tous droits réservés.

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