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Mary Prince : Dans les salines des Caraïbes

23/09/2010

« Mon nouveau maître était l’un des propriétaires des marais salants. Il recevait une somme d’argent pour chaque esclave qui travaillait sur ses terres, jeune ou vieux. Cette somme était prélevée sur les profits générés par les salines. On m’envoya aussitôt travailler dans l’eau salée avec les autres esclaves. Ce travail était entièrement nouveau pour moi. Je reçus un demi-tonneau et une pelle. Je devais rester debout immergée jusqu’aux genoux de quatre heures à neuf heures du matin. Nous recevions alors du maïs indien bouilli, qu’il nous fallait avaler le plus vite possible de crainte que la pluie n’arrive et ne fasse fondre le sel. Nous devions ensuite nous remettre à l’ouvrage et travailler pendant les heures les plus chaudes de la journée ; le soleil brûlait au-dessus de nos têtes comme un incendie et le sel couvrait de cloques les parties dénudées de nos corps. À séjourner si longtemps dans l’eau salée, nos pieds et nos jambes se couvraient bientôt d’affreux abcès, qui rongeaient parfois la chair jusqu’à l’os et infligeaient de terribles tourments à ceux qui en souffraient. Nous rentrions à midi, avalions notre soupe de maïs, appelée blawly, et retournions travailler jusque tard dans la nuit. Nous formions alors de grands tas de sel avec nos pelles puis descendions à la mer laver nos membres couverts de saumure et rincer les tonneaux et les pelles. À notre retour à la maison, le maître nous donnait notre ration de maïs indien cru, que nous pilions dans un mortier et faisions bouillir pour notre dîner.

Nous dormions dans une grande baraque, divisée en étroits compartiments semblables aux stalles utilisées pour le bétail. De simples planches fixées sur des piquets enfoncés dans le sol, sans matelas ni couverture, nous servaient de lits. Le dimanche, lorsque nous avions lavé les sacs à sel et accompli les autres tâches requises, nous allions dans la brousse couper de grandes herbes souples pour tresser des nattes sur lesquelles reposer nos jambes et nos pieds car tous les abcès causés par le sel nous empêchaient de dormir directement sur les planches.

Nous travaillions du matin jusqu’à la nuit mais M. D*** n’était pas satisfait pour autant. En quittant le capitaine I***, j’avais espéré que mon sort s’améliorerait mais je compris que je n’avais fait que passer d’un boucher à un autre. Ils différaient en un point : mon précédent maître avait l’habitude de me battre en écumant de rage ; M. D***, lui, gardait généralement son calme. Il donnait l’ordre de fouetter cruellement un esclave et assistait à la punition, le visage impassible ; il déambulait tout en prisant avec le plus grand flegme. Rien ne pouvait toucher son cœur de pierre : ni les soupirs, ni les pleurs, ni les prières, ni le sang qui coulait ; il restait sourd à nos cris et insensible à nos souffrances. Souvent, M. D*** arrachait mes vêtements, me suspendait par les poignets et me fouettait lui-même jusqu’à ce que les nombreuses entailles mettent mon corps à vif. Mais il n’y avait rien là d’extraordinaire; ce n’est qu’un échantillon de la manière dont on traite habituellement les esclaves sur cette île terrible.

Mes abcès aux pieds m’empêchaient de pousser la brouette rapidement dans le sable, qui s’incrustait dans mes plaies et me faisait trébucher à chaque pas ; nullement apitoyé, mon maître rendait ma douleur encore plus insupportable en me reprochant de ne pas avancer assez vite. Entre autres tâches, nous devions aussi nous éloigner légèrement de la côte à la rame et plonger pour remonter de grosses pierres afin de construire un mur autour de la maison de notre maître. C’était un travail très dur ; les grandes vagues qui s’abattaient sur nous continuellement nous étourdissaient souvent tellement que nous perdions pied et risquions de nous noyer.

Ah ! Pauvre de moi ! Mon labeur était sans fin. Malade ou en bonne santé, je devais travailler, travailler, travailler ! Lorsque la saison de la plongée était terminée, on nous envoyait à South Creek avec de grandes serpes couper des manguiers pour cuire de la chaux. Les esclaves qui n’étaient pas affectés à cette tâche devaient se rendre de l’autre côté de l’île pour récolter du corail dans la mer.

Lorsque nous tombions malades, quelles que fussent nos plaintes, nous recevions pour tout remède un grand bol d’eau de mer chaude, à laquelle on rajoutait du sel, ce qui nous rendait très malades. Si nous ne pouvions suivre le rythme de l’équipe d’esclaves, nous étions mis au pilori et sévèrement fouettés le lendemain matin. Et alors que nous avions été privés de repos et que les mauvais traitements avaient raidi et endolori nos membres, notre maître exigeait de nous le travail habituel. Celui-ci se prolongeait parfois toute la nuit, lorsqu’il fallait mesurer le sel à charger sur un bateau ou actionner la pompe à eau de mer pour produire le sel. Privés de sommeil et de repos, nous devions malgré tout travailler le plus vite possible et continuer de même le lendemain, comme d’habitude. Travailler, travailler, travailler. Quel terrible endroit que cette Île Turque! La population anglaise n’a jamais découvert ce qui s’y passe, j’en suis sûre. Un lieu cruel et terrible ! »

Mary Prince, The History of Mary Prince, a West Indian Slave. Related by Herself, Londres, F. Westley et A. H. Davis, 1831, p. 10-11. Traduction française Hélène Tronc. Tous droits réservés.

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