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Solomon Northup : Eh bien dansez maintenant !

07/10/2010

« Durant les deux années qu’il passa sur la plantation du bayou Huff Power, Epps rentrait ivre de Holmesville au moins une fois tous les quinze jours. Les parties de chasse se terminaient invariablement par des orgies. Ces jours-là, il faisait du tapage et devenait à moitié fou. Il lui arrivait souvent de casser de la vaisselle, des chaises et tous les meubles qui lui tombaient sous la main. Une fois qu’il s’était diverti dans la maison, il se saisissait de son fouet et sortait dans la cour. Les esclaves devaient alors se montrer vigilants et très prudents. Le premier qui s’approchait sentait la brûlure de son fouet. Epps passait parfois des heures à les faire courir dans tous les sens et esquiver le fouet en se cachant derrière les cabanes. Il lui arrivait aussi de surgir près d’un esclave par surprise et, s’il parvenait à lui décocher un beau coup de fouet bien précis, il se réjouissait de son exploit. Les plus jeunes et les aînés, qui ne travaillaient plus, souffraient le plus. Dans la confusion générale, il se postait discrètement derrière une cabane et attendait le fouet levé, pour l’abattre sur le premier esclave qui montrait son visage noir.

Certaines fois, il revenait d’humeur moins violente. Il fallait ces jours-là faire la fête. Et tout le monde devait se mouvoir au rythme d’un air de musique. Les oreilles mélomanes de maître Epps réclamaient le son d’un violon. Bondissant et enjoué, il virevoltait gaiement sur la véranda et dans toute la maison.

Lorsqu’il m’avait vendu, Tibeats l’avait informé que je savais jouer du violon. Lui-même le tenait de Ford. Pressé par sa femme, maître Epps avait fini par m’en acheter un lors d’un séjour à La Nouvelle-Orléans. On m’appelait souvent dans la maison pour jouer devant la famille car maîtresse aimait passionnément la musique.

Quand Epps rentrait à la maison de cette humeur dansante, nous devions nous rassembler dans la pièce principale de la grande maison. Et quel que fût le degré d’épuisement et de fatigue, tout le monde devait danser. Je m’installais et jouais un air.

« Dansez, satanés négros, dansez », criait Epps.

La moindre pause, le moindre retard, les mouvements lents ou languissants étaient dès lors interdits ; il fallait être vif, animé, alerte. « Vers le haut, vers le bas, talon, pointe et on repart ». La silhouette corpulente d’Epps se mêlait à celles de ses esclaves sombres et se déplaçait rapidement dans le dédale des danseurs.

Il gardait généralement son fouet à la main, prêt à l’abattre sur les oreilles du serf présomptueux qui aurait l’audace de se reposer un instant voire de s’arrêter pour reprendre son souffle. Lorsqu’il était épuisé, on faisait une petite pause, très brève. Puis aussitôt, en faisant siffler, claquer et tournoyer son fouet, il criait de nouveau « Dansez, négros, dansez ! » et ils repartaient de plus belle, pêle-mêle, tandis qu’assis dans un coin et pressé de temps à autre par un coup de fouet cinglant, je faisais rendre à mon violon un air merveilleux et rapide. La maîtresse lui adressait beaucoup de reproches et menaçait de retourner vivre dans la maison de son père à Cheneyville ; mais il arrivait aussi qu’elle ne puisse réprimer un éclat de rire devant ses pitreries désopilantes. Nous étions souvent retenus jusqu’à l’approche de l’aube. Pliant sous l’excès de labeur, n’aspirant qu’à un bref repos revigorant et plutôt d’humeur à se jeter par terre et à pleurer, les malheureux esclaves devaient passer de nombreuses nuits dans la maison d’Edwin Epps à rire et à danser. »

Solomon Northup, Twelve Years a Slave : Narrative of Solomon Northup, a Citizen of New-York, Kidnapped in Washington City in 1841, and Rescued in 1853, Auburn (N.Y.), Derby and Miller, 1853, p. 180-183. Traduction française Hélène Tronc. Tous droits réservés.

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