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Frederick Douglass : Sans famille

29/10/2010

« Je suis né à Tuckahoe, près de Hillsborough, à environ 12 miles d’Easton, dans le comté de Talbot, Maryland. Je ne connais pas exactement mon âge, n’ayant jamais vu de document authentique qui le mentionne. Dans leur grande majorité, les esclaves en savent aussi peu sur leur âge que les chevaux sur le leur et c’est le vœu de la plupart des maîtres de ma connaissance de maintenir leurs esclaves dans cette ignorance. Je ne me souviens pas avoir jamais rencontré d’esclave qui pût donner sa date de naissance. Il est rare qu’ils en citent une plus précise que le temps des semailles, le temps de la moisson, le temps des cerises, le printemps ou l’automne. Le manque d’information sur ma propre naissance me fut une source de malheur dès l’enfance. Les enfants blancs pouvaient dire leur âge. Je ne comprenais pas pourquoi ce privilège m’était refusé. Je n’étais pas autorisé à poser la moindre question à mon maître sur le sujet. Il considérait toute demande de cette sorte inconvenante et impertinente venant d’un esclave, et la preuve d’un esprit agité. La meilleure estimation me donne maintenant entre vingt-sept et vingt-huit ans. J’arrive à ce chiffre parce que j’ai entendu mon maître dire, au cours de l’année 1835, que j’avais environ dix-sept ans.

Ma mère se nommait Harriet Bailey. Elle était la fille d’Isaac et de Betsy Bailey, tous deux gens de couleur, et très foncés. Ma mère avait le teint plus sombre que ma grand-mère et mon grand-père.

Mon père était un homme blanc. Tous ceux que j’ai entendus parler de mes parents en convenaient. Le bruit courait aussi que mon maître était mon père mais de la justesse de cette opinion j’ignore tout ; le moyen de savoir m’était confisqué. Ma mère et moi fûmes séparés quand je n’étais qu’un nourrisson – avant que je sache qu’elle était ma mère. C’est une coutume répandue dans la partie du Maryland dont je me suis enfui de séparer les enfants de leur mère en bas âge. Souvent, alors que l’enfant n’a pas atteint son douzième mois, on lui enlève sa mère qu’on loue dans une ferme très éloignée et on le confie à une vieille femme trop âgée pour travailler aux champs. Pourquoi cette séparation ? Je l’ignore, à moins qu’on ne cherche à empêcher l’affection de l’enfant pour sa mère de se développer et à émousser et à détruire l’affection naturelle de la mère pour son enfant. Car tel en est le résultat inévitable.

Je n’ai pas vu ma mère en sachant que c’était elle plus de quatre ou cinq fois dans ma vie ; et ce fut toujours pour une durée très brève et de nuit. Elle était louée par un certain M. Stewart qui habitait à environ douze miles de là où je vivais. Elle faisait le chemin de nuit pour venir me voir, parcourant toute la distance à pied, après avoir accompli sa journée de labeur. Elle travaillait aux champs et le fouet punit celui ou celle qui ne s’y trouve pas dès le lever du soleil, à moins qu’il n’ait reçu une permission spéciale de son maître – permission rarement obtenue et qui confère à celui qui l’accorde le noble titre de bon maître. Je ne me souviens pas avoir jamais vu ma mère à la lumière du jour. Elle était avec moi la nuit. Elle s’allongeait près de moi et m’endormait et à mon réveil elle était déjà partie depuis longtemps. Nous avons très peu communiqué. La mort mit bientôt fin au peu que nous partagions de son vivant et par là même à ses épreuves et à ses souffrances. Elle mourut quand j’avais environ sept ans, dans l’une des fermes de mon maître, près de Lee’s Mill. On ne me permit d’être présent ni durant sa maladie ni à sa mort ni à son enterrement. Elle avait disparu bien avant que j’en apprenne quoi que ce soit. N’ayant jamais vraiment joui de sa présence bienfaisante, de ses soins tendres et attentifs, je reçus la nouvelle de sa mort avec probablement la même émotion que j’aurais ressentie à la mort d’une étrangère. »

Frederick Douglass, La vie de Frederick Douglass, esclave américain, écrite par lui-même, traduction française Hélène Tronc, Gallimard, coll. « La Bibliothèque », 2006.

Original anglais: Frederick Douglass, Narrative of the Life of Frederick Douglass, an American Slave. Written by Himself, Boston, Anti-Slavery Office, 1845, p. 1-3.

From → Enfances, Familles

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