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Solomon Northup : Commandeurs et surveillants

30/11/2010

« Dans les grands domaines, qui emploient cinquante, cent, voire deux cents esclaves, un commandeur est jugé indispensable. Ces messieurs se rendent aux champs à cheval, tous sans exception d’après ce que je sais, armés de pistolets, d’un couteau de chasse et d’un fouet, et accompagnés de plusieurs chiens. Ainsi équipés, ils chevauchent derrière les esclaves, afin de pouvoir tous les surveiller. Les qualités requises pour être commandeur sont une absence de cœur, une brutalité et une cruauté totales. La tâche du commandeur est de produire d’abondantes récoltes, quelle que soit la souffrance imposée pour y parvenir. Les chiens servent à rattraper les fugitifs qui s’échappent, comme il peut arriver lorsque des esclaves faibles ou malades deviennent incapables de tenir la cadence et d’endurer le fouet. Les pistolets sont réservés aux cas d’urgence dangereux, et il arrive que ces armes soient utilisées. Acculé à une folie incontrôlable, l’esclave s’en prend parfois à son oppresseur. La potence était dressée à Marksville en janvier dernier et on y a exécuté un esclave qui avait tué son commandeur. Cela se passait à quelques miles seulement de la plantation d’Epps sur la Rivière rouge. L’esclave avait reçu l’ordre de fendre des planches ; au cours de la journée, le commandeur le chargea d’une course qui lui prit si longtemps qu’il ne put achever sa tâche. Le lendemain, il fut sommé de s’expliquer mais le temps passé pour la course ne fut pas accepté comme excuse. Le commandeur lui demanda de s’agenouiller et de dénuder son dos pour recevoir les coups de fouet. Ils se trouvaient seuls dans les bois – personne ne pouvait les voir ni les entendre. Le garçon se soumit jusqu’à ce que, rendu fou par tant d’injustice et de douleur, il bondisse, s’empare d’une hache et taille littéralement le commandeur en pièces. Il ne fit aucun effort pour dissimuler son acte mais alla aussitôt trouver son maître pour lui rapporter toute l’affaire et déclarer qu’il était prêt à expier son méfait par le sacrifice de sa vie. Il fut conduit à l’échafaud ; quand on lui passa la corde autour du cou, il ne montra ni affolement ni peur, et justifia son acte dans ses ultimes paroles.

Outre le commandeur, il existe des surveillants, placés sous ses ordres, en nombre proportionnel à celui des esclaves travaillant dans les champs. Les surveillants sont noirs ; en plus de leur propre charge de travail, ils sont chargés de fouetter les équipes d’esclaves. Ils ont un fouet suspendu autour du cou et s’ils manquent d’en faire bon usage, ils sont eux-mêmes fouettés. Ils bénéficient cependant de quelques privilèges. Lors de la récolte de la canne à sucre, par exemple, les esclaves ne sont pas autorisés à s’asseoir assez longtemps pour avaler leur repas. Á midi, des chariots remplis de pain de maïs préparé dans les cuisines sont conduits dans les champs. Les surveillants distribuent le pain, qui doit être mangé le plus vite possible.

Lorsqu’un esclave cesse de transpirer, comme il arrive souvent lorsqu’il est poussé au-delà de ses forces, il s’écroule par terre et n’est plus capable de rien. C’est le rôle du surveillant de le tirer dans l’ombre des plants de coton, des canne à sucre ou d’un arbre des environs, de l’asperger de seaux d’eau et de faire tout ce qu’il peut pour qu’il transpire de nouveau. L’esclave doit alors reprendre sa place et continuer son travail.

Á mon arrivée chez Epps, à Huff Power, Tom, l’un des Noirs de Roberts, était surveillant. Il était bien bâti et très sévère. Après le départ d’Epps pour sa plantation du bayou Bœuf, ce grand honneur me revint. Jusqu’à mon départ, je dus me rendre dans les champs avec un fouet autour du cou. En présence d’Epps, je n’osais pas me montrer indulgent, n’ayant pas le courage chrétien d’un certain Oncle Tom pour braver sa colère en refusant d’obéir aux ordres. Au moins pus-je ainsi échapper au martyre qu’il endura et épargner aussi beaucoup de souffrances à mes compagnons, comme il devint apparent à la fin. Je découvris vite qu’Epps nous avait toujours à l’œil, qu’il se trouvât dans les champs ou non. Depuis la cour, caché derrière un arbre voisin ou de tout autre poste d’observation insoupçonné, il nous surveillait sans cesse. Si l’un de nous avait traîné ou paressé dans la journée, il en entendait parler à son retour dans le quartier des esclaves et, comme Epps se faisait un principe de punir tout manquement de ce genre, le fautif était certain de subir un châtiment pour son retard et moi aussi pour l’avoir permis.

Si, au contraire, il m’avait vu manier le fouet libéralement, il était satisfait. « C’est en forgeant qu’on devient forgeron », effectivement. Au cours de mes huit années passées comme surveillant, j’ai appris à manier le fouet avec une dextérité et une précision remarquables, devenant capable de le faire claquer à un cheveu du dos, de l’oreille ou du nez d’un esclave, sans jamais les toucher. Si l’on repérait Epps au loin ou si l’on avait des raisons de croire qu’il rôdait dans les parages, je me mettais à fouetter vigoureusement et, comme convenu, les esclaves se tordaient et hurlaient de douleur alors qu’en réalité aucun n’avait la moindre éraflure. Quand Epps arrivait, Patsey en profitait pour se plaindre tout haut des coups de fouet incessants de Platt*, tandis que l’Oncle Abram, avec son air honnête, affirmait carrément que je venais de les corriger plus sévèrement encore que le général Jackson n’avait battu l’ennemi à La Nouvelle-Orléans. »

Solomon Northup, Twelve Years a Slave : Narrative of Solomon Northup, a Citizen of New-York, Kidnapped in Washington City in 1841, and Rescued in 1853, Auburn (N.Y.), Derby and Miller, 1853, p. 223-227. Traduction française Hélène Tronc. Tous droits réservés.

* Platt est le nom d’esclave de Solomon Northup.

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